Je marche depuis plusieurs heures dans la douceur de cette nuit d’été, mais je dois me rendre à l’évidence : je suis perdu. Toutes les rues se ressemblent et je suis incapable de retrouver le chemin de mon auberge de jeunesse. Habituellement je n’éprouve aucune difficulté pour m’orienter grâce à une mémoire visuelle qui ne m’a jamais fait défaut. Jusqu’à cet instant. Ce soir, mes radars semblent totalement amorphes. Cela fait moins de vingt-quatre heures que j’ai atterris à Naples, et je suis en train d’errer dans l’obscurité, seul, dans une ville réputée la deuxième plus dangereuse du pays. La ville se remet à peine d’une grève massive du ramassage des ordures alors, à cette heure tardive, seuls quelques rats ont décidés de mener une bataille âpre dans les détritus qui s’accumulent sur le bas côté.
J’ai lu, vu et entendu tellement de choses sur cette ville du sud de l’Italie. Alors, pour brouiller les pistes, je n’ai emporté avec moi que des vêtements minimalistes, achetés à bas prix et de couleur unie, pour me fondre dans la masse sans attirer l’œil des opportunistes. Je n’ai pas de smartphone, ni de carte de crédit ou de plan de la ville. Pas un sou en poche non plus pour prendre un taxi à une heure où les transports en commun ne semblent plus circuler. Les vingt-cinq euros que j’avais avant de quitter l’auberge quelques heures plus tôt, viennent de m’offrir un repas délicieux dans un petit restaurant sur lequel je suis tombé par hasard. Marcher, devient ma seule et unique option.
La tête haute, le torse gonflé, je marche d’un pas assuré comme le ferait un habitant qui connait Naples comme sa poche.
Mes jambes sont de plus en plus lourdes et je commence à perdre espoir de retrouver mon lit avant le levé du jour. Soudain, dans une petite ruelle pavée, j’aperçois un groupe de treize à quinze jeunes, cigarettes à la bouche, assis sur leurs scooters. Sans réfléchir je me dirige vers eux pour leur demander mon chemin. Plus je me rapproche et plus le brouhaha des discussions s’estompe. Les regards sont désormais tous tournés vers moi dans un silence mortel. Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir aller à leur rencontre la fleur au fusil ? La fatigue semble troubler mes réflexes de survie. Désormais, il m’est impossible de faire demi-tour. Rebrousser chemin pourrait montrer les signes de ma fébrilité et m’attirer des problèmes.
Avant de séjourner à Naples, j’imaginais la ville comme un vaste repaire de gangsters, celui de familles historiques du sud de l’Italie qui tiennent les rênes d’une ville gangrenée par le crime. Ces jeunes qui bravent la nuit sont-ils de ceux-là ? Une fois à leur hauteur, je baragouine dans un mélange indigeste d’italien sommaire et d’espagnol, m’adressant à celui que je crois avoir identifié comme le dominant de la bande. Lui et moi sommes certainement du même âge. Il me salue d’un “ciao” pendant que les autres restent silencieux. Certains m’observent avec insistance, les sourcils froncés, pendant que d’autres montrent des signes de nervosité.
La tension est palpable.
Un long silence perdure quelques instants lorsque je prononce le dernier mot de mon monologue. Les uns et les autres se regardent. Quatre d’entre eux s’échangent des clins d’œils sans prononcer un mot. Sont-ils en train de sceller mon sort ? Mon rythme cardiaque s’accélère. Dans ma poche, je sers mes clés entre les doigts de ma main, prêt à me défendre comme un lion si la situation dérape.
Le leader désigné s’approche alors de moi, puis affirme avec charisme qu’ils vont me ramener en scooter. Je suis dans l’impasse, mais je tente de ne pas me décomposer en lui répondant que j’aime marcher, que j’ai juste besoin de retrouver le bon chemin et qu’ils seraient tous très sympathiques de me l’indiquer. Il insiste plus ardemment, m’expliquant qu’ils ne peuvent “pas laisser une personne dans le besoin, perdue dans leur ville”.
D’un signe de la main, il fait virevolter son index dans les airs. Tous les moteurs s’allument à l’unisson. Les mégots jonchent désormais le sol, fumant. Tous se positionnent sur la ligne de départ, faisant rugir leurs engins dans un vacarme infernal. Je reste immobile, silencieux, dubitatif quant à l’issue qu’ils me réservent.
“Tranquille. Allez, monte avec moi. On va te déposer. Tu es très loin de ton auberge, on ne va pas te laisser marcher encore deux heures ! Viens, monte !”.
Refuser son offre reviendrait à lui manquer de respect devant sa meute et, par la même occasion, probablement signer une déclaration de guerre. Dos au mur, je m’installe sur l’arrière de la selle laissée vacante. Mon poing sert les clés dans ma poche aussi fort que possible, prêt à dégainer si besoin, tandis que l’autre m’assure un peu de stabilité. Si quelque chose devait m’arriver leur surnombre viendrait à bout de ma soudaine témérité.
Le silence des rues complètement vides est troublé par le bruit assourdissant des scooteurs qui bravent la nuit à vive allure. Mon chauffeur profite d’arrêts brefs au feux rouges pour me faire la conversation. Surement une technique pour m’amadouer. Alors je prétexte ne pas tout comprendre de ce qu’il me dit pour ne pas flancher. Où allons-nous ? Je ne reconnais aucune des rues par lesquelles ils me conduisent.
Désormais derniers de la longue file de scooters, mon chauffeur me pointe du doigt des bâtiments, des rues, des lieux historiques. Il me raconte des détails sur sa vie et me pose des questions sur l’endroit d’où je viens. La fierté se ressent lorsqu’il parle de celle qui l’a vu grandir et qu’il aime tant. Il m’avoue avoir pensé à partir plusieurs fois avant de se raviser. Il me dit qu’il ne pourrait jamais abandonner ses amis, cette famiglia qu’il s’est constitué et à laquelle il jure fidélité. Au fond, je ressens chez lui la peur de l’inconnu, de se jeter dans le grand bain pour la première fois. Alors je lui raconte un bout de mon histoire personnelle. Il me dit qu’il ne sait pas s’il aurait été capable de voyager, seul, comme je le fais.
Cet échange touchant me fait baisser la garde quelques instants. Au bout d’un certain temps qui me parait être une éternité, il arrête le scooter. Serait-ce le moment de la sentence que je redoute tant ?
Il m’indique que mon auberge est dans une rue non loin de là, mais qu’elle n’est pas accessible en deux roues. En regardant autour de moi, je reconnais l’enseigne. Tous les jeunes me sourient avant de me souhaiter de bonnes vacances et de disparaitre dans la nuit.
Cette rencontre improbable, c’est l’une des plus mémorables qu’il m’a été donné de vivre durant mes voyages. Elle est en réalité une leçon de vie que j’ai embarqué avec moi dans mes bagages et qui me poursuit jusqu’à aujourd’hui.
Ce n’est pas parce que votre esprit vous incite à penser que les plus grandes horreurs pourraient vous arriver qu’elles vont vous arriver. Ce n’est pas non plus parce que tout le monde vous présente les côtés négatifs d’une situation que vous devez être d’accord avec leur jugement. L’avis des autres ne reflètent pas forcément la réalité d’une situation qu’ils ont réellement vécus. Vous avez la possibilité de choisir si un évènement vous affecte négativement ou si vous voulez l’envisager comme une opportunité. La grande variable dans l’équation de votre vie, c’est vous.
Wissame