La fenêtre de mon bureau dispose d’un film teinté qui me permet de voir de l’intérieur sans être vu de l’extérieur. Elle donne sur une petite rue en sens unique par laquelle les voitures défilent toute la journée. Mais ce sont bien les piétons qui sont les plus intéressants à observer. Cette fenêtre sur le monde extérieur est une aubaine pour l’observateur que je suis. De cette fenêtre, j’observe parfois de longues minutes des personnes se garer, marcher, discuter, rire. Cela donne parfois lieu à des situations assez cocasses dont la dernière en date : un jeune collégien se saisit de la neige sur le sol, en fait une boule dans ses mains. Après avoir balayé la rue pour s’assurer que personne ne l’observait, il croque dans cette boule de neige tout sourire, satisfait d’avoir repoussé les limites des normes sociales acceptables.
L’observation, pour mieux appréhender le monde.
Ayant une forte myopie depuis mon plus jeune âge, j’apprécie le monde qui m’entoure avec la plus grande attention : les lieux, les objets, les formes, les personnes. En jouant au football pendant plus de dix ans sans lunettes ni lentilles de contact, j’ai développé des réflexes qui me valent toujours l’étonnement des personnes qui en font l’expérience. Aussi, mes autres sens se sont également développés pour compenser mon incapacité à voir clairement.
Au-delà du sport, c’est dans ma relation aux autres que l’observation s’est révélée particulièrement utile.
Culturellement, les plus jeunes ne participent pas aux conversations des plus anciens. C’est pendant les nombreuses visites à mes tantes algériennes que j’ai développé des capacités uniques d’observation et d’adaptation. J’ai appris à observer les dynamiques de groupe, le langage corporel et tous les indicateurs émotionnels chez les autres. Si bien que j’arrive à imiter certains traits de ceux que je viens à peine de rencontrer.
Ce n’est pas parce que vous voyez que vous observez.
Observer est bien plus que de simplement voir. Dans l’observation, il y a une connexion forte entre la vision et la pensée.
C’est d’ailleurs une pratique qui s’exerce comme toutes les autres. Ce jeune collégien, que j’ai observé passer dans la rue et qui mangeait sa “boule de neige”, je le vois comme une sorte d’exercice ou d’entraînement. En quelques secondes, je peux distinguer une personne lambda, qui ne va rien faire de spécial et une autre, plus intéressante qui semble vouloir casser les normes sociales, et ce, grâce aux signaux de son language corporel.
Pourquoi développer cette faculté ? L’observation est un art qui est très utile dans mon travail, mais aussi dans ma vie de tous les jours. Durant ma jeune carrière, j’ai fait plus de 200 entretiens que j’appelle plus chaleureusement des conversations. Le plus souvent filmées et dans l’urgence, je dois créer rapidement avec mon interlocuteur un lien pour pouvoir ensuite converser le plus naturellement possible.
Créer une connexion forte pour que l’autre soit à l’aise.
Pendant ce laps de temps plus au moins court, je dois observer mon interlocuteur, analyser ses gestes, sa posture, le mouvement de ses yeux. Tous ces éléments qui paraissent anodins me permettent ensuite d’envisager la façon dont je vais aborder les sujets qui m’intéressent. Aussi, ils me permettent d’adapter ma façon de m’adresser à mon interlocuteur en fonction des éléments que j’ai pu observer au préalable.
Si bien que, très souvent, ces mêmes interlocuteurs confient m’avoir partagé des informations très personnelles qu’ils ne partagent pas habituellement. Ils expliquent “ s’être sentis à l’aise pour pouvoir le faire”. En les observant, j’ai simplement mis en place un environnement bienveillant pour faciliter ensuite une conversation bienveillante.
Les scientifiques sont ceux qui observent, théorisent et mettent en pratique depuis des siècles. Les exemples sont nombreux et vous devez déjà avoir beaucoup lu sur ces fins observateurs.
Pourtant, certaines personnes semblent avoir développé cette faculté à un tout autre niveau : les mentalistes.
Je suis fasciné par ce dont sont capables ces génies de l’observation. Je dis “génies”, mais je devrais plutôt les définir par “bourreaux de travail et fins observateurs, utilisant l’acuité mentale, l’hypnose et la suggestion pour arriver à leurs fins”. Très souvent réduit à de simples “êtres doués d’un sixième sens”, ils jouent en réalité avec les failles cognitives. Notamment, la pensée intuitive et la pensée consciente. La première étant celle qui s’active plus rapidement que la deuxième, ils arrivent à nous suggérer des éléments tout en observant nos réactions pour réajuster leurs discours. Fascinant, n’est-ce pas ?
Observer pour mieux apprendre des autres.
« Les enfants n’ont jamais été très doués pour écouter leurs aînés, mais ils n’ont jamais manqué de les imiter. », cette citation de James Baldwin résume à elle seule l’importance de l’observation chez les enfants et la lourde responsabilité qui incombe aux parents de mesurer chaque fait et geste.
C’est en imitant les adultes que les enfants apprennent. Ils observent, puis imitent et assimilent le geste avant de s’en accaparer. Les gestes, les paroles, les réactions. Tout est finement analysé, assimilé et reproduit. Nos plus petits défauts sont mis en lumière par les enfants.
En développant cette capacité d’observation, j’ai pendant longtemps pris des éléments que je trouvais intéressant chez les personnes que je rencontrais. J’ai créé une sorte d’identité hybride, qui fluctuait au rythme de ces rencontres. Le problème, c’est qu’en se définissant par rapport aux autres, mon identité véritable s’est effacée. Je la taisais, allant chercher des traits chez les autres que je n’avais pas.
C’est lorsque j’ai commencé à m’observer, m’analyser et développer une introspection véritable, que j’ai appris à faire face à mes propres vulnérabilités, les accepter et ne plus les dissimuler, en me réfugiant dans l’observation des autres et la fuite de mon existence véritable.
J’observe toujours les autres et le monde qui m’entoure. Plus à la manière d’un anthropologue désormais ou par jeu, tout simplement. Observer les autres m’aide à questionner ma façon de faire, d’être et de penser. C’est l’occasion de démarrer des conversations avec moi-même pour me confronter à mes préjugés, mes idées reçues et les limitations que je me suis définies. Surtout, c’est une façon d’apprécier le monde comme jamais vous le l’aviez fait auparavant.
Wissame