Il y a des rencontres impromptues, anodines de prime abord, qui changent une vie et qui permettent de relativiser sur ses problèmes du moment. Certaines d’entre elles apportent des réponses existentielles à des questionnements intérieurs profonds. Néanmoins, passé trente ans, il semble plus difficile de socialiser avec d’autres adultes jusqu’à devenir de bons amis. Chacun à son groupe d’intimes qu’il protège, sans chercher à l’étendre. Mon fils est désormais en âge de socialiser à son tour, de se créer des amitiés éphémères intenses qui deviendront, peut-être, des amitiés de toute une vie. Le voir évoluer parmi ces petites têtes blondes est une véritable bouffée d’oxygène, car rien ne parais le perturber lorsqu’il cherche à trouver de nouveaux partenaires de jeu. Dans sa quête, il a rencontré récemment un garçon du même âge que lui et qui aime tout autant le football. Alors, de fil en aiguille, j’ai fait la connaissance de son papa qui l’accompagne chaque jour au parc, et avec lequel je crois moi aussi avoir de nombreux points communs.
Le papa du nouvel ami de mon fils est chef. Du moins, selon lui, “il l’était”. Lui et sa femme ont quitté une vie trépidante de restaurateurs parisiens pour venir s’installer dans notre ville. Les photos des plats qu’il réalise sont extraordinaires. De véritables œuvres d’art culinaires. C’est la première fois que j’ai la chance de discuter avec un vrai chef. Et comme tous les passionnés, il pourrait parler de son métier pendant des heures. Après son départ de Paris, il a travaillé sur Genève dans de grands restaurants et des cliniques privées. Puis, durant le confinement, il a été licencié. Il vit désormais de petites piges dans des restaurants un peu moins clinquants.
En parcourant ses photos et ses souvenirs, il me montre les personnalités du showbiz parisien qui sont venues manger dans son restaurant. Il me raconte ses anecdotes de cuisine, ses bons moments et les moins heureux. Ses yeux scintillent alors comme des lucioles dans une nuit d’été. Il tente tout de même de contenir son émotion par pudeur. Après un petit moment de silence qui permet à chacun de prendre la mesure de l’instant, il me dit droit dans les yeux : “ce qui me manque le plus c’est d’être quelqu’un. Au restaurant, j’étais quelqu’un.”
La puissance de sa phrase combinée à l’émotion sur son visage m’a marqué de manière indélébile. “Être quelqu’un.” Tout avoir et tout perdre en un claquement de doigts. Prendre une décision et devoir vivre avec le regret de ses choix. Arriver au sommet et dégringoler de sa montagne d’espoir et de rêves en un rien de temps. Digérer la chute sans avoir eu le temps de s’y préparer. Lorsque ce que l’on fait et ce que l’on est, se mêle pour ne plus savoir réellement qui nous sommes. Avant que tout nous soit repris en un claquement de doigt sans que l’on sache pourquoi. Il sait gérer un restaurant, sa logistique, les centaines de couverts chaque jour. Mais pourtant, il n’arrive pas à digérer la sensation d’avoir échoué. Ruminer ses expériences déchues, toutes les choses que l’on aurait pu faire, est une peine à perpétuité que l’on s’inflige. Cette phrase me rappelle surtout qu’il vaut mieux vivre avec des regrets qu’avec des remords. Avant qu’il ne soit trop tard.
Wissame