Chaque être humain possède le super-pouvoir de marquer ses semblables de manière indélébile et gagner une place éternelle au royaume de l’éphémère. Tout dépend de la façon dont on veut laisser cette marque sur les autres. Qu’on le veuille ou non, ce tatouage invisible est binaire et son effacement est impossible. Il est lié à l’impression positive laissée dans le cœur des gens ou il peut être, au contraire, la réminiscence d’une mésaventure dont on aimerait qu’elle nous quitte pour toujours. Les rapports humains sont complexes pour ne pas dire insaisissables. Pourtant, sommes-nous responsables de la manière dont une personne nous perçoit ? Dont elle croit nous connaître ? De la manière dont elle se sent à nos côtés ?
Je me dirige vers son appartement dans la douceur de ce matin d’automne, bousculé par cette réflexion. Dans quelques minutes, je vais être placé en tête de liste des êtres les plus odieux dont elle a croisé le chemin dans sa vie. Je le sais. J’en suis certain. J’ai déjà vécu cette scène des dizaines de fois. Je suis la personnification du lâche. À tel point qu’en cherchant sa définition dans le dictionnaire, il est probable que vous y trouverez ma photo. Parmi les scénarios qui s’offrent à nous, j’en identifie un qui me semble le plus adapté à Syrine. Notre conversation va se dérouler en quatre étapes : elle va, dans un premier temps, m’accueillir avec un grand sourire, me prendre dans ses bras et me faire sentir que mon absence à été l’origine de ses tourments. Ensuite, lorsque je lui demanderai de s’asseoir pour discuter, son rythme cardiaque augmentera, puis elle troquera son délicieux sourire pour un air inquiet. Les sourcils froncés, silencieuse, elle fera défiler des scénarios tragiques par anticipation. Une maladie grave, la perte de mon emploi ou celle d’un être cher. Et puis, quand je lui annoncerai d’un ton grave que notre relation est arrivée à son terme, elle aura trois options : pleurer, hurler et me frapper, voire les trois à la fois.
Toutes les ruptures que j’ai pu engendrer suivent un rythme similaire, prédictible, qui me rend désormais presque insensible à la réaction de l’être humain qui me fait face. La rupture est par définition un déchirement douloureux. Il n’y a pas de méthode parfaite ou de manière douce, c’est un processus destructeur pour celui qui la subit et libérateur pour celui qui l’initie.
Lorsque je me présente devant Syrine, tout se passe à la virgule près comme je l’avais anticipé. Elle me dit combien elle est heureuse de pouvoir enfin combler ce trou béant qu’a laissé mon absence. Puis elle s’inquiète devant la gravité du ton que j’emploie, avant que je ne prononce les mots qui la marqueront à jamais. “Syrine, je t’aime comme jamais je n’ai aimé. Pourtant, nous deux, c’est terminé.”
Elle ne suit pourtant pas le script que j’ai déroulé dans ma tête. Son silence est déroutant. Elle ne prononce pas un mot, ne manifeste aucune expression, pas une larme ne coule sur son visage et pas un cri ne résonne. Elle se lève lentement, se dirige vers la porte d’entrée, puis tourne les clés à double tour avant de les mettre dans sa poche. Ensuite, elle se dirige gracieusement vers la fenêtre, sans dire un mot, sans me regarder, tout en tournant la poignée pour l’ouvrir. Je suis déstabilisé. Elle se saisit d’une cigarette, l’allume avant de pomper sa première taffe. Toujours aucun son, aucun cri ni aucune réaction. Sa bouche n’expulse que la fumée de sa cigarette à un rythme régulier. Je reste assis là, sans pouvoir décrocher un mot. J’attends qu’elle me donne la réplique pour que le scénario de notre conversation puisse reprendre. Soudain elle écrase son mégot dans le cendrier, calmement, avant de me fixer dans les yeux longuement et, sans que je n’ai le temps de réagir, se laisse tomber du troisième étage.
Je n’oublierai jamais ce regard. Il me hante encore aujourd’hui. Et le bruit assourdissant de son corps qui s’écrase sur le trottoir. Tout est allé si vite. Il est trop tard. Son corps, celui dans lequel j’ai tant aimé m’enlacer, jonche désormais le sol comme une vulgaire marionnette sans âme. Les passants s’arrêtent et constatent le drame avec effroi. Quelques doigts pointent en direction de la fenêtre où je me trouve, alors que des voix s’élèvent pour m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis. Cette fois, je ne peux plus m’enfuir. Je suis prisonnier de l’appartement de Syrine. Je suis prisonnier de notre relation. Syrine est la dernière femme que j’ai adulé. Elle vient de venger toutes celles qui l’ont précédée. Je suis un lâche qui n’a même pas le courage de se jeter dans le vide à son tour. Croupir dans une prison est tout ce que j’ai mérité. J’ai tué Syrine par mes mots. Et mon super-pouvoir s’est éteint avec elle, pour le bien de l’humanité.
Wissame
— Texte écrit pour l’atelier d’écriture de La Passagère, animé par Sybille de Bollardière.