En boucle.

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Bercé par les récits de ses aînés-explorateurs revenus finir leurs vieux jours au pays, mon père a un jour franchi le pas. Lui aussi. Il quitte l’ennui de son village en Algérie durant l’hiver 1969 pour atterrir à l’aéroport de Toulouse-Blagnac, alors que la France est paralysée par des chutes de neiges importantes. Une soirée mémorable, qui ravive l’émotion du moment avec exactitude lorsqu’il me raconte ce souvenir.  Il viendra ensuite s’installer à Beauvais, dans une petite ville de l’Oise coincée entre Paris et Amiens. Puis, une succession de choses en entraînant une autre, une ramification de son arbre généalogique est apparue avec la naissance de ma sœur, Saurya, de six ans mon aînée. 

 

Mon père vient de souffler cette année ses soixante-treize bougies. Cinquante-trois d’entre elles en France. Au contraire des pionniers qui ont inspiré ses envies d’ailleurs, il a passé la majeure partie de sa vie loin de ses terres natales, sans jamais avoir le retour en ligne de mire. Dans ce contexte, se sent-il toujours connecté à son pays de naissance ? Est-ce son pays de cœur ? Se sent-il chez lui en France ?  De manière générale, où se sent-on véritablement chez soi ?

 

Le voyage, dans mon esprit, se décline sous plusieurs formes. Il y a les voyages qui nous entraînent au bout du monde, qui éveillent nos sens, permettent de se forger d’autres opinions et d’être le témoin des éléments communs aux hommes ou de la beauté de notre planète. Ces opportunités restent gravées dans notre mémoire de manière indélébile

Et puis, certains voyages sont de grands déplacements intérieurs qui ne nécessitent aucune préparation logistique et qui nous plongent dans les méandres de nos souvenirs, ou dans l’inconnu d’un futur qu’on imagine à défaut de pouvoir le prévoir. Avec l’âge, je parcours mon passé, nostalgique, analysant certains épisodes marquants avec le recul que confère la maturité. J’ai revisité l’un de ses souvenirs récemment à la lumière d’éléments que je n’avais pas alors en ma possession.

 

Le moteur de la voiture tourne depuis plus de trente minutes, permettant à l’air chaud de s’engouffrer par les ventilations pour maintenir une température positive. Nous sommes statiques, assis sans se dire un mot, garés dans un parking presque vide. Peu à peu, les vitres se délaissent de leur voile de buée pour faire apparaître le blanc de la neige qui s’entasse autour de nous. Mon père est derrière le volant. Et moi, comme à mon habitude, j’ai pris la place de son fidèle copilote. Nous attendons patiemment que ma mère termine sa journée pour retourner chez nous. Le silence, installé depuis de longues minutes déjà, permet à l’autoradio de nous raconter ses histoires en rythme d’une cassette dont la bande magnétique connaît l’usure.

Mon père adore la musique algérienne. Il a pris l’habitude d’écouter de vieilles cassettes partout où son véhicule le transporte. C’est, j’imagine, une façon d’amener un peu de son Algérie, de son passé et donc de son identité avec lui partout où il va. Mon père semble envoûté par les paroles d’une chanson qu’il écoute en boucle depuis des mois. Chaque écoute le rend encore plus silencieux, comme s’il s’imprégnait des paroles, plongé dans l’un de ses voyages intérieurs. 

Ya Rayah, c’est le titre de cette chanson de Dahman El Harrachi (désormais mondialement connue depuis la reprise de Rachid Taha). Je ne comprenais pas les paroles à l’époque. Je n’ai jamais cherché à les comprendre. Pour dire vrai, cette chanson me paraissait bien trop lente. Une musique de vieux et à des années-lumière de mes chansons de rap engagé qui tournaient en boucle sur la chaîne hi-fi de ma chambre. J’avais pourtant pu observer une chose : le pouvoir de la mélancolie. Cette chanson, comme celles de rap que je buvais, avait toutefois le pouvoir de transporter, de réveiller un être à fleur de peau dont les yeux rougis par la musicalité enivrante exprimaient ce qui ne pouvait pas être dit. Nous aimions tous les deux la musique pour sa capacité à nous exalter, pour sa mélancolie et sa capacité à raviver des émotions enfouies. 

 

Et puis, le temps est passé. J’ai grandi. J’ai vieilli. Pendant toutes ces années j’ai voyagé (physiquement) aux quatre coins du monde. J’ai connu la vie d’immigré, différente de celle qu’a connu mon père, mais qui apporte également son lot de questionnements identitaires. Un jour, lors d’un voyage (intérieur) j’ai  repensé à cette chanson Ya Rayah et j’ai voulu comprendre pourquoi elle avait eu un impact tout particulier sur mon père. Ce que j’ai compris ce jour-là a été un électrochoc. 

 

Ô toi qui t’en vas, où pars-tu ? Tu finiras par revenir
Combien de gens peu avisés l’ont regretté avant toi et moi
Ô toi qui t’en vas, où pars-tu ? Tu finiras par revenir
Combien de gens peu avisés l’ont regretté avant toi et moi

 

Combien de pays surpeuplés et de régions désertes as-tu vu ?
Combien de temps as-tu gaspillé ? Combien vas-tu en perdre encore et que laisseras-tu ?
Ô toi l’émigré, tu ne cesses de courir dans le pays des autres
Le destin et le temps suivent leur course mais toi tu l’ignores

 

Pourquoi ton cœur est-il si triste ? Pourquoi restes-tu planté là comme un malheureux ?
Les difficultés prendront fin et tu n’as plus à apprendre ou construire quoi que ce soit
Les jours ne durent pas, tout comme ta jeunesse et la mienne
Ô le malheureux dont la chance est passée, comme la mienne

 

Ô toi qui voyages, je te donne un conseil à suivre tantôt
Vois ce qui te convient avant de vendre ou d’acheter
Ô toi l’endormi, des nouvelles de toi me sont parvenues, il t’est arrivé ce qui m’est arrivé
Ainsi a voulu et a écrit sur le front le créateur le Très Haut

 


Cette chanson est une ode au voyageur, à l’immigré qui quitte sa famille et son pays natal pour s’enraciner ailleurs. Dans cette chanson, Dahman El Harrachi invite l’immigré à reconsidérer son voyage pour l’inciter à envisager le retour comme un doux médicament qui soignerait sa peine. En découvrant les paroles, je me suis senti partagé entre la connexion émotionnelle qu’avait ressenti mon père et le bourdonnement de dizaines de questions dans ma tête. Est-ce que mon père était nostalgique de sa vie en Algérie ? Était-il ballotté entre sa famille en Algérie et celle qu’il s’est constituée en France ? Se sent-il toujours Algérien alors qu’il a passé les deux tiers de sa vie en France ? A-t-il jamais eu envie de repartir “chez lui” ? A-t-il regretté d’avoir établi sa famille en France ? A-t-il vécu la paternité comme un enfermement à perpétuité dans un pays qui n’était pas le sien ?

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Wissame
Wissame

Wissame Cherfi est un producteur, réalisateur, podcasteur et auteur avec une expertise de + 10 ans dans le domaine de la production audiovisuelle. Dix années qu'il met à profit désormais en tant que Consultant Créatif Freelance en aidant ses clients sur tout types de projets créatifs. « La musique qui vient de mon cœur » (2022) est son premier livre.

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